Thursday, August 20, 2020

#ThreePeaksBikeRace - 60km, 1200D+, 3h ?

La nuit va tomber bientôt et j'entame l'ascension de la Route des Crêtes. J'en ai un bon souvenir, pour l'avoir grimpée en fin de journée également, quelques mois auparavant. Le ciel était bleu pâle alors et la lune ronde au-dessus des arbres dénudés. Au sommet, j'avais fait demi-tour, la route était barrée de l'autre côté. Ce soir je vais continuer, descendre et fermer la boucle en passant de nouveau à La Palud sur Verdon, où je viens de diner d'une quiche et d'un cookie. J'ai rempli mon bidon de jus de raisins, une de mes obsessions sur la Three Peaks. A chaque challenge son idée fixe. Depuis Vienne, j'ai cherché du jus de raisins à chaque arrêt (je n'en ai que rarement trouvé), et je me suis délectée de cafés glacés trouvés dans les stations-service (encore une sacrée anecdote).

Je suis à 200km de Nice et 1800km de Vienne dont je suis partie. Misant sur une arrivée ce jeudi soir, tard, j'ai à peine dormi la nuit précédente. Je sais que mon objectif n'est plus réalisable. Je n'arriverai qu'au matin sur la Promenade des Anglais, après une deuxième nuit sans sommeil et 5 jours de course. En grimpant sur la Route des Crêtes, je me motive à la perspective d'un café face à la mer, sans avoir à repartir à peine la tasse posée sur le comptoir. D'ailleurs, plus besoin de comptoir, je trainerai en terrasse. Je tourne le dos au coucher de soleil et la lune m'éclaire par derrière. La montée ne fait que 10km. Elle est plus abrupte que dans mon souvenir, de forts pourcentages et peu de courbes. Des points de vue accueillent de petits groupes qui dinent de chips et de rosé. Au sommet, j'enfile quelques couches de vêtements, et je vais découvrir la fin de la boucle. L'obscurité s'est installée. A la lumière de mes lampes, il y a le vide à gauche, et la paroi rocheuse, à droite, est encombrée d'ordures ou d'oeuvres d'art. Des camps sont installés ici et là. On est loin de la beauté brute de l'ascension, des belvédères et des verres de vin face au paysage. Non, de ce côté-ci, l'horizon est bouché et on vit sans s'émerveiller dans des camps de fortune. C'est un entre-deux, un passage pour retourner à la vie, en contrebas.

Le retour à La Palud sur Verdon me parait interminable. Des esprits maléfiques hantent le coin et rallongent la descente. A chaque virage, ils ajoutent quelques mètres, et refusent de me faire sortir de cette boucle. Je sens bien que m'énerver leur donnerait la victoire, et les ferait rire plus encore, alors je les implore de cesser de me faire tourner en bourrique. Il ne suffit pas d'avoir l'air abattu, il faut que j'élève la voix. En me prenant à moitié au sérieux, je leur dis tout haut d'arrêter, que ce n'est pas drôle, qu'il faut que j'en vois le bout maintenant. Ils m'ont confisquée ma montre au départ et refusent de me la rendre. Tant pis, j'y renonce, tant que je sors de là. Je n'ai du coup aucune idée du temps que ça me prend, ni des kilomètres rajoutés. Enfin, j'arrive sur un parking, il y a des hôtels tout autour, une vie humaine et non plus fantastique. Je suis délivrée.

Quelques mètres plus loin, me voici de nouveau à La Palud sur Verdon. Le snack où j'ai diné ferme ses portes. En espérant être reconnue, j'achète encore un jus de raisins. Personne ne se souvient de moi, et je dois aller au café en face, traverser la foule du jeudi soir, pour me rafraîchir aux toilettes. Je pars et je retrouve la bifurcation qui mène à la Route des Crêtes. Je prends à gauche cette fois, vers Castellane, et plus loin, beaucoup plus loin, vers Nice.

Sur 20km, la route monte tout doucement en suivant le Verdon. Pas une voiture. Les chiffres le disent, le nombre de kilomètres restant s'amenuise, je vais quelque part. Et pourtant j'ai l'impression que cette bande de route ne varie jamais. Longue, droite, lente, elle me ramène tout le temps à mon point de départ. Je m'accroche à ma trace, je suis la ligne rouge sur mon compteur. Je ne sais plus où je me dirige. Un ami roule à mes côtés, léger, dansant avec son vélo. C'est l'anniversaire de quelqu'un, on devrait s'arrêter. S'arrêter, quelle drôle d'idée. Un buffet est installé au bord de la route, mais les nappes blanches sont vides et les ballons ne sont pas à la fête. Ils se balancent mollement dans la nuit parfaitement silencieuse. L'invitation me perturbe. Je ne suis pas là pour ça, j'ai un but important, différent. Mais pourquoi est-ce si important ? Je ne suis qu'une petite cycliste, je ne fais pas des choses importantes. Je m'arrête souvent, sur le bord de la route. Je réfléchis à cet anniversaire. Je regarde mon compteur. J'ai avancé, un peu. Je dois continuer. Quand j'aurai échappé à cette route monotone, cette étape bouclée, je retrouverai le sens de mon ride.

Il faut encore que mes amis l'acceptent. Je me plie à leurs caprices de cérémonie de passage. Je dois respecter leurs règles pour avoir le droit de continuer. A leur demande, je grimpe de petits lacets auxquels on ne peut pas se dérober. Ni à droite, ni à gauche, pas de bifurcation, il y a même une barrière d'un côté. Trois fois je refais ce parcours, il y a toujours quelque chose qui cloche. Mes amis n'étaient pas bien positionnés pour la cérémonie, et puis une fois, c'est moi qui suis allée trop loin. A la 3ème tentative, je réussis. Mes amis s'évanouissent derrière moi.

Depuis Castellane, il n'y a pas âme qui vive. Je ne traverse pas de village, c'est la nature et de grands arbres qui m'entourent. Il fait froid. Lentement je sors de mon engourdissement. J'ai peur alors. Mes amis ont tenté d'arrêter ma route. Mes amis ou des petits lutins qui auraient pris leur forme. Je suis sûre d'avoir tourné en rond, d'avoir grimpé trois fois ces lacets infernaux. Il me reste 100km seulement jusqu'à Nice, il est 3h du matin et j'ai peur. Je ne peux pas m'arrêter au bord de la route, les petits lutins sont trop proches. J'appelle des taxis, personne ne me répond. Il n'y a rien ici, rien que la forêt et le froid. La ville la plus proche est Soleilhas. Après une descente pleine de graviers blancs, j'abdique. J'ai fait le gros de la course. Je suis presque arrivée et ça ne rime à rien de continuer. Je paierai un hôtel une fortune, un taxi jusqu'à Nice et je me reposerai ensuite au bord de la mer. Au fond de moi, je me rends bien compte que le moyen le plus simple d'arriver à Nice est de rouler jusque là... 100km seulement. Je ne peux pas les faire dans la nuit. Je renonce à trouver un endroit propice, je m'arrête où je suis.

Je pose mon vélo, sors mon sac de couchage. Comme à mon habitude, je suis efficace et organisée, je sais où poser chaque chose, de telle manière à ce que je ne perde pas mon Garmin, mon téléphone est près de moi, mes chaussures où elles ne prendront pas la rosée. Dans ma musette je glisse ma veste en guise d'oreiller. Je n'enlève pas mes jambières ni mon cuissard, tant pis pour l'aération. Une fois dans mon abri, il faut que je ferme les yeux et que je dorme pour de vrai, immobile et sans rêver.

La lumière me fait ouvrir les yeux. Le jour se lève, le soleil ne réchauffe pas encore l'atmosphère. Je suis sur le côté la route, à l'abri des regards et je resterais bien là. J'ai eu trop chaud dans mon sac de couchage. En sortir transpirante est une perspective glaciale. Je sais que d'ici quelques heures, bien avant que j'arrive à Nice, il fera trop chaud, et il faut absolument que je profite de l'aube froide.

Arrivée à Nice, j'ai perdu 1 ou 2 places dans la course, mais être 14ème me comble. J'ai tout donné... sans doute un peu trop, tant que je me suis égarée pendant ces 50km, 3h, que je viens de raconter. Au moins, je n'ai rien à regretter. La prochaine fois, j'arriverai dans le top10, en évitant ces erreurs de parcours. Que les petits lutins essaient de m'avoir, je saurai les reconnaître. Je dégainerai mon sac de couchage, un paquet de café instantané, et je déjouerai leurs plans. Ces vampires ne suceront pas une miette de mon énergie la prochaine fois. J'y retourne, bientôt.


Toutes les images sont de l'organisation Three Peaks Bike Race, sauf la dernière.

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